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COURS 2.
Le geste du selfie
Déroulé du cours (groupe A en présentiel)
12/10/2020
• Présentation du cours
(thématiques, évaluation, calendrier)
• Atelier d'échange de téléphone
(questionner notre relation au camécran)
• Présentation théorique :
le geste du selfie
(voir ci-dessous)
• Visionnage d'un extrait du film d'Agostino Ferrente, Selfie, 2019.
Aujourd'hui, on observe la particularité du geste du selfie.
Qu'est-ce que cette pratique apporte de fondamentalement nouveau ? Comment expliquer le succès de cette pratique actuellement ?
Discussion théorique
citons l’iPhone 4 en 2010 popularise la caméra frontale, avec une prise de vue plus nette. Progressivement les angles deviennent plus large pour englober la présence de l’utilisateur dans son environnement. Surtout, comme nous l’avons dit, ce n’est plus l’écran qui est réversible (comme sur la caméra DV), mais les caméras qui se multiplient de part et d’autre de l’écran. La présence de la caméra dirigée vers le visage de l’utilisateurice lui permet de se voir elle-même et de prendre en photo son propre visage. Ainsi, tenant à bout de bras mon camécran, il m’est possible d’enregistrer l’image de mon propre visage, sans aucune aide extérieure.
Dans la continuité du cours 1, sur l'archéologie du camécran,
La pratique du selfie questionne en fait une tension inhérente aux êtres humains et à leur corps : l’impossibilité de voir son propre visage.
L'anthropologue David Le Breton, et la philosophe Marion Zilio par exemple nous permettent de remettre en perspective la relation que nous entretenons à notre propre visage, et de nuancer les débats actuels sur le narcissisme des réseaux sociaux en montrant que cette réflexivité sur soi-même par le biais de l’image, est d'abord lié à une histoire technique.
Le développement des techniques que sont le miroir et plus tard la photographie influencent fondamentalement le rapport à soi en permettant l’accès de l’individu à une partie jusque-là visuellement inaccessible de son corps.
Pour comprendre le geste du selfie, il nous faut d'abord penser le rapport à notre propre visage comme dépendant d'une histoire technique
L’appareil permet de dissocier le corps en me faisant apparaître à moi-même : j’ai un accès visuel à mon propre visage, qui devient extérieur à moi et qui dépend d’un objet séparé de moi.
La considération possible de son propre corps comme un tout indépendant accompagne pour l'anthropologue David Le Breton la naissance de l’individualisme moderne :
De même, Marion Zilio voit dans la surabondance actuelle de visages extériorisé l'angoisse d'une faille que nous essayons de combler, ce visage que nous ne voyons jamais, sinon par le détour du regard de l’autre ou parle biais d’une image. L’humain, comme être inachevé – sans la connaissance de son visage – chercherait des « organes artificiels pour remédier à son incomplétude ». C’est ce qui motive selon elle l’humain à se représenter, c’est-à-dire à se « se présenter deux fois »3.
Avec les camécrans, je peux me faire apparaître sur un objet séparé de moi
Petite archéologie de la relation à son propre visage
« Plus une société accorde de l'importance à l'individualité, plus grandit la valeur du visage ».
L'inquiétude du narcissisme et de l'individualisme liée à la pratique du selfie n'est pas nouvelle, si on la replace dans une histoire. La relation qu'on entretient à son propre visage diffère en effet selon les époques et les cultures.
> On connaît l’histoire de Narcisse qui, attiré par son reflet dans l’eau, fini par se noyer.
La chercheuse Françoise Frontisi-Ducroux s’intéresse aux inquiétudes que provoquait l’objet du miroir dans la Grèce antique. Le miroir y était interdit, à cause des dangers de fermeture sur soi qu’il impliquait : il ouvrirait la possibilité de se couper de la socialisation, en s'émancipant de la validation du regard des autres pour se baser sur la sienne propre. Le miroir risquait aussi d'aliéner celui qui le regarde en le transformant en objet.
> Au Moyen-Âge, rapporte Le Breton, le « regard des autres prime sur le sien propre ». Les miroirs sont de petites dimensions et encore rares, tandis que seuls les privilégiés ont accès au portrait pictural. À part quelque élus, le reste de la société forme un même corps, celui de l’Église. « L’humain ne se sent pas distinct des autres au sein de la communauté sociale et du cosmos qui l'enveloppe, il est mêlé à la foule de ses semblables sans que sa singularité ne fasse de lui un individu au sens moderne du mot ».
> Au milieu du XVIe siècle, l’atelier de verre de Murano invente la glace, c’est-à-dire un miroir de grande taille, qui bouleverse encore la relation de l’humain à sa propre image, en lui permettant de se voir de pied, mais aussi aux murs des maisons, dont l’opacité est effacée. La diffusion du miroir commence a favoriser l'autoportrait. Cette distance visuelle à soi-même qui se construit par le biais des objets change également l’accent qui est mis sur le visage, rapporté de la bouche, centre de la parole et de la nourriture, au regard, reflet de l’âme.
Je ne vois jamais mon propre visage, sauf par le détour d'une image (miroir, photo, vidéo).
Dans la pratique du selfie, nous pouvons considérer à la fois une émancipation sociale (je n’ai pas besoin d’être particulièrement riche ou dans les hautes sphères sociales pour avoir mon portrait), mais la mise en évidence de mon individualité par rapport au reste de la société.
Il est possible de devenir son propre objet d’étude. C’est ce qui s’intensifiera avec la photographie.
> Avec la photographie. Les masses entretiennent de plus en plus un rapport d'étude à leurs propres corps et à eux-mêmes. Dans le même temps, entre la fin du XIXe siècle et le milieu du XXe siècle, le genre de l'autobiographie et les autoportraits deviennent des genres populaires (Zilio).
« De la carte postale au selfie : histoires de présences médiatisées », Marina Merlo, 2018.
de Marion Zilio, 2018.
Faceworld,
L’extériorisation du visage rendu possible par la photographie façonne une autre mémoire du visage qui n’est plus biologique mais technique. Une nouvelle relation à l’image de son propre visage s’instaure. Zilio rapporte notamment que les premières photographies sont confondues au moment d'être récupérées en boutique, tant les gens n'ont pas une connaissance fine de leurs propres visages. L’anecdote insiste sur le processus historique d’une confrontation de plus en plus systématique à la forme de son visage.
En devenant de plus en plus en rapide, la reproduction mécanique photographique permet de saisir un moment de visage (contrairement au miroir, à la peinture et aux premières photos qui nécessitaient un temps de pause long).
L’image fixe permet de faire circuler cette pose du visage, de la reproduire en plusieurs exemplaires, de la transporter au creux d'une poche, et de la distribuer aux autres. Les photographies de visages sont en effet destinées, non pas à la postérité mais à l’entourage proche, celui de ses amis, et soi-même : « Le visage du peuple fut désormais ‘contemporanéisé’, c'est-à-dire réalisé par et pour des contemporains ».
Pour aller plus loin sur la question du selfie, voir :
Le film d'Agostino Ferrente, Selfie, 2019.
À regarder :
Les codes esthétiques et sociaux qui s’établissent avec la banalisation progressive de la photographie, ou « portraitomanie », participent à l’homogénéisation de style de prise de vue, d'expressions et de poses du visage.
On peut retrouver aujourd’hui des modes et des tendances assez claires dans les façons de se présenter au sein des pratiques amateures en ligne. Il est possible de collectionner des images similaires publiées sur différents comptes d’une même plateforme de partage pour montrer ce processus d’homogénéisation.
Voir le compte Instagram, "Instagram Repeat" :
Avec le camécran, j’ai un accès de plus en plus facile à cette partie jusque là inaccessible de mon visage. Je suis en mesure de combler cette « béance » de mon corps – le visage – avec une relative facilité, et en autonomie.
Cependant, ce circuit apparemment fermé, qui évoque le miroir, s’inscrit dans l’horizon d’un partage. Les selfies peuvent être diffusés sur des réseaux sociaux, sur des forums publics ou privés, dans des messages personnellement adressés. Le croisement de regards que j’entretiens avec ma propre image est donc aussi et d’abord hanté par la présence potentielle de l’autre sur les réseaux.
Quelle est la teneur alors de ce face-à-face avec moi-même dans lequel j’imagine ou j’anticipe la présence de l’autre, en particulier sur des réseaux sociaux, qui impliquent l’idée d’un partage futur voire immédiat de mon image ? Et que deviennent ces images de mon visage une fois publiées sur le web, distribuées par des algorithmes ?
Dans la production et le partage du selfie, il nous faut penser le travail des algorithmes de distribution. Quels sont les regards qui circulent sur l’image de mon propre visage ? Le mien, le tien, et celui des machines ?
À l'indépendance permise par le dispositif de captation, répond la socialité des réseaux sociaux. Le camécran en effet, s’il permet une prise de vue solitaire du visage, est également connecté au réseau. La pratique du selfie et son partage sont donc, comme le défend Marion Zilio, « habités par une exigence d’interaction et de communication, contrairement à ce que l’anglais ’self’ tend à suggérer ». C’est à l’horizon d’un partage et des retours attentionnels de la part des autres que se construit cette image spéculaire.
Homogénéisation
La diffusion du selfie : du miroir au partage en réseau
Nous reviendrons plus tard sur l'indexation, les tags, qui permettent à nos images de circuler sur le réseau et construisent notre « profil ».
Pour explorer la dimension de partage inhérente aux selfies, et les jeux de regards qui en sont produit, on peut regarder l’œuvre "Ghosts of your souvenir" de Maxime Marion et Émilie Brout :
Ghosts of your Souvenir
2014 - 2016
Series of self-portraits, online found pictures, performance
With the support of DRAC Ile-de-France and Pavillon Blanc, Colomiers, FR
See online
Ghosts of your Souvenir is a collection of tourist photographs from different authors but having all our systematic presence in the background in common. The project has a performative dimension - visit places of interest and stay there for several hours in order to be photographed indirectly - and a dimension of investigation: using the information of places and dates of our presence, we find afterwards among those images published online those where we appear. As part of a renewed and extended approach of photography, we operate a move in the act of self-portrait. This series does not derive from direct recordings of ourselves - we don’t push any button - but is to select, from the astronomical amount of existing documents produced by third parties, those in which we appear: vernacular self-portraits, made through the eye and the movement of another. The authors themselves are not aware of our presence when they take the picture, we represent less for them than any decorative element.
When watching this collection of images, the viewer sees at first a series of vacation pictures just as there exist already so many, with a common and familiar aesthetic, representing various famous places of the world. But in a second time, it identifies our recurring presence; although appearing in the background, our bodies then become the main subject of these photographs. They literally embody the link between these traces scattered throughout worldwide databases by people from all over the world too, and encourage us to take another look at these pictures looking banal at first glance.
Francesco Casetti ou Laurence Allard insistent sur l’idée que le selfie n’est pas seulement le face-à-face avec l’appareil dans la production d’une image spéculaire mais surtout l’inscription au sein d’un paysage. Plus encore que « me voici », c’est « j’y étais » qui s’affirme dans la pratique du selfie.
En effet, le cadre qui accueille le visage décrit une « scène d’adresse » (Gallese). Lorsque je fais un selfie, je tourne le dos à la scène de vision pour adresser ce paysage où je me trouve et dans lequel je m’inscris, ainsi que la photo le donne à voir. Le paysage ne se pense pas alors sans moi, c’est-à-dire sans l’inscription de mon point de vue dans l’image, à la fois tenant le point de prise de vue à bout de bras et le visage voyant devenu vu pour la photo. Le dispositif du selfie installe un ricochet du point de vue, qui me permet de documenter ce qui se trouve derrière moi, pour mieux penser le regard d’un autre qui m’y verrait inscrite.
Pour Casetti, l’enjeu du selfie n’est pas seulement celui d’une amélioration de sa propre image, mais surtout son inscription dans un lieu ou à un événement. Par le geste du selfie, j’inscris mon visage dans un environnement qui atteste de ma présence mais aussi de mon émotion, lisible sur mon visage.
Les spectateurs de ces nouveaux plans en première personne que sont les vlogs se trouvent pris dans un éco-système subjectif clos, à la fois devant le visage du vlogueur et derrière sa main, à la fois avec lui, porté par lui, mais aussi explorant le monde avec lui, dans une alternance entre perception et expression, visage vu et voyant, visage réagissant à ce qu’il voit, visage se percevant comme expressif. Le vlogueur en charge de l’image referme sur lui-même sa double face, à la fois vers le monde et vers lui-même par l’entremise de la caméra.
« J'y étais »
Le plan comme inscription du corps dans l'environnement